MADISON SQUARE GARDEN
– « Les moutons paissaient. »
– Les moutons quoi ?
– « Paissaient ». « Les moutons paissaient ». Point à la ligne. Phrase suivante : « Le charcutier fabrique du pâté ».
– Pas si vite. « Le charcutier » ?
– « Fabrique du pâté. »
Tu parles d’un intérêt, la dictée, je me doute que c’est pas le cordonnier qui le fabrique, ce foutu pâté. Il a pas l’air de bon poil pépé ce soir. Il déteste le jeudi parce que le jeudi, c’est le soir de la dictée, et que pendant qu’il me dicte, il a pas le temps de lire son journal. Je le vois bien du coin de l’œil : il essaie mais il peut pas suivre, il saute des lignes et ça le rend tout furieux. Je me marre en dedans.
– Ça y est, tu as écrit ?
– « Pâté » Après ?
– « Pierrot et son frère font des provisions chez la marchande. »
Encore une belle phrase pleine d’intérêt. Ce que je trouve le plus marrant dans tout ça, c’est quand je me couche sur la table, la tête sur le coude et l’œil au ras du papier, ça fait de grosses lettres énormes et pourtant, j’écris tout petit. Chaque fois que je fais un petit O, on dirait un cercle grand comme la page et plat, complètement déformé.
– Bon Dieu, tu peux pas te redresser et essayer d’écrire droit !
Là, j’ai pas d’arguments pour répondre parce que c’est vrai que quand j’écris couché, ça descend. Ça descend drôlement. Bien sûr, ce n’est pas grave mais lui, c’est sa manie, chaque jeudi ça recommence, dès que la ligne descend un peu, on dirait que je lui vole ses sous.
– Chez qui font-ils des provisions ?
– Chez le marchand.
– Tu avais dit la marchande.
– Si tu le sais, pourquoi me le demandes-tu ?
Je crois qu’il va me faire la grosse colère le pépé Franck. Il devient de plus en plus énervé comme homme.
J’ai dû faire des fautes, c’est sûr. Si j’en ai fait deux, il va me dire que j’aurai de la chance si je finis plombier, si j’en ai plus de quatre, ce sera balayeur. Mais tout ça, ça me touche pas parce que, que j’en fasse zéro ou trois mille, je serai gangster, alors il peut dire tout ce qu’il veut.
– T’as fini ?
– Ouais.
– On ne dit pas « ouais ».
Super énervé ce soir. Ça doit pas aller à la télé, il doit monter un film mauvais avec des bouts de pellicules tout mélangés. Je le comprends que ça fatigue de voir des petits films sur l’écran, mais dans un sens, c’est agréable d’être tout le temps au cinéma. Quand Gilles ou les autres me demandent ce qu’il fait, je le dis toujours : « Mon père, il regarde des films »… Ça les épate un peu les mecs.
–… « dans le ciel gris de l’hiver. »
Merde, j’ai loupé le début : ça va pas améliorer son caractère.
– Tu peux pas répéter ?
– Je monte huit heures par jour, je suis instituteur le reste du temps, je fais les courses, la tambouille et le saint frusquin, et je ne te demande qu’une chose faire attention à ce que je dis, mais ça c’est trop ! C’est trop pour toi ! Oh, et puis tu seras plombier, je sais pas pourquoi je me casse la tête.
Je l’avais dit. J’avais dit qu’il le dirait ; eh bien, il l’a dit.
– « La fumée monte dans le ciel gris de l’hiver. »
J’écris. J’écris mais je pense en même temps. Je sais bien que c’est mauvais pour l’orthographe, mais moi, la pensée, c’est ma passion.
Moi, qu’elle soit partie, ça m’a pas tellement, tellement gêné. De toute façon, pour la tambouille et les courses et les dictées, c’était lui, même quand elle était à la maison, alors je ne vois pas trop la différence.
Des fois, j’arrivais à quatre heures et demie et je tombais en plein cirque. Elle avait les jambes en l’air et fallait pas que je compte qu’elle me file mon quatre-heures elle était folle de yoga. Je trouve qu’on est bien à deux quand il est pas énervé, on rigole, on fait des combats, on regarde la télé, il est souvent content, je l’entends siffler comme un fou quand il se douche. Il s’est acheté des chemises cow-boy terribles, et avant il n’était jamais sapé gai. Il m’a acheté un tee-shirt Wisconsin University, et j’aurais pas pu mettre ça quand Sylviane était là. Y a qu’un truc que je lui reproche : c’est les vacances.
– Relis-toi.
Il a une idée fixe, il a tout goupillé dans sa tête : moi, je pars avec Sylviane et son copain américain, et lui il file à Bangkok, alors là, doucement les basses, je suis pas d’accord ; mais là, j’ai mon projet, mais c’est pas le moment d’en parler parce que c’est pas sûr encore. Je vais dessiner la tête de Géronimo. Un vache de mec Géronimo. Un Apache.
– Montre-moi ça.
Quand je lui file ma feuille, ça me fait toujours un déclic dans le ventre comme si j’avais les jetons, mais j’ai pas les jetons parce qu’il m’a jamais tapé. Il crie mais il tape pas.
Si je répète vingt fois de suite dans ma tête que j’ai pas de fautes, j’aurai pas de fautes.
Pan, une faute, je l’ai vu à son sourcil.
– Pâté, dit-il, pourquoi tu as mis un e au bout de pâté ?
Oh alors là, oh alors là, oh alors là, dis donc, oh non ça alors, c’est plus fort que tout, ça, ça me suffoque.
– Oh ben dis donc, c’est toi qui me l’as dit la dernière fois qu’il y en avait un !
Il se redresse dans son fauteuil le père Franck, il a l’air absolument indigné, il met son doigt sur sa poitrine.
– MOI, je t’ai dit ça. MOI ?
– Oui TOI, tu me l’as dit, jeudi dernier.
Alors là, il est coincé, parce que ça, j’en suis sûr, il me fait faire des fautes et après, il dit que c’est moi, c’est la meilleure !
Il jette le journal en l’air, en plus ! Non seulement il est de mauvaise foi, mais en plus, il a pas de mémoire. Il hurle à présent.
– Mais c’était LA pâtée ! LA pâtée du chien, je m’en souviens bien.
C’est extraordinaire ce que cet homme est plein de ressources : il trouve toujours le moyen de s’en sortir. Mais il a pas gagné.
– C’est pas normal.
Il me regarde, les sourcils froncés.
– Qu’est-ce qui n’est pas normal ?
– Que lorsque le charcutier fabrique un pâté, on ne mette pas de e, et que lorsque le chien en mange, on en mette un.
Il se tait : il sait qu’il est vaincu.
– Et fumée ? Pourquoi tu n’as pas mis de e à fumée ? Quand c’est féminin, il y a toujours un e. Tu ne sais pas encore ça ?
– Non.
– Quoi non ?
– On ne met pas toujours un e.
– Si, toujours.
– On dit LA maison et il n’y a pas de e à maison.
Et toc. Pare celle-là.
– Ne discute pas pour le plaisir, il y a un e à fumée. C’est tout.
Il rajoute un e énorme qui tient le quart de la feuille, et découvre encore, Dieu sait où, deux autres fautes. Ça fait quatre, ce qui veut dire que ce soir, je ne suis plus plombier mais balayeur.
Il râle un peu mais il est quand même content parce que c’est fini et qu’il va pouvoir bouquiner son journal, et c’est là que j’interviens.
– J’ai encore des divisions. Des à deux chiffres.
Là, il proteste nettement, c’est pas du tout la soirée comme il l’imaginait.
– Pourquoi tu ne les as pas faites plus tôt ?
– Parce que je ne comprends pas bien, il faut que tu m’expliques.
Alors là, c’est le martyr, le martyr total comme dans le livre d’histoire de l’école avec les bonnes femmes ligotées qui voient arriver les tigres féroces, pendant que ces salauds de Romains rigolent comme des fous sur leurs grands escaliers.
Il replie son journal comme s’il pesait 200 kilos, et il a un soupir formidable qui fait bouger les rideaux.
– Bon, eh bien, allez, travaillons.
124 divisé par 28. Je lui montre l’opération.
Silence mortel. On se regarde.
– Et alors, qu’est-ce qui te gêne là-dedans ? Il n’y a rien de plus facile.
Resilence mortel.
Il se penche calmement sur le papier, mais je sens que ça ne va pas durer. Il tapote son crayon sur son index.
– A partir de quel moment tu ne comprends plus ?
– A partir du début.
J’ai pigé que ce n’était pas la peine de feindre. Attention, il explique. Je me concentre.
– En 12 combien de fois 2 ?
– 6.
– Très bien.
Ouf, déjà une bonne chose de faite, mais ça n’a pas l’air terminé.
– Très bien, mais là, ça ne fait pas 6 parce qu’il y a un 8 derrière le 2. Tu comprends ?
Je rajoute deux plumes à Géronimo.
– Pas très bien.
– Bon, on recommence : 124 divisé par 28 ; regarde bien comme je fais.
Je sais plus à quel moment il a commencé à se tromper, mais ça a dû commencer assez vite ; il s’est pas vraiment trompé d’ailleurs, juste embrouillé, et je lui ai expliqué que c’était pas ça, juste pour l’aider, pour lui montrer comment il fallait faire, mais alors là, ça a été du délire.
– Puisque tu sais la faire tout seul ta division, puisque tu es si fort que ça, pourquoi me le demandes-tu !
J’ai voulu expliquer, mais c’était plus possible, alors ça m’a fait la boule dans la gorge et il y a une goutte qui est tombée juste sur 124 ; ça a rendu le chiffre plus gros, un peu ondoyant, comme si on le voyait à travers une loupe minuscule un peu bombée. Peut-être que c’est vrai au fond que je serai balayeur si je ne comprends pas les divisions et l’orthographe.
Et alors là, il a été à genoux à côté de ma chaise comme chaque fois que je pleure, et il a farfouillé dans toutes ses poches avant de trouver un Kleenex pour m’essuyer, parce que je m’étais mis du stylo à bille sur les joues, et qu’avec les larmes, ça avait tout délayé, et il a dit :
– Je crie parce que je suis fatigué.
Quand il a cet air de malheur, ça me donne encore plus envie de pleurer, mais il a ajouté :
– On fait un petit match, et on reprend, O.K. ?
Ça m’a fait drôlement plaisir, et j’ai sauté directement de ma table de travail sur le ring du Madison Square Garden.
400 000 spectateurs, et en plus, c’est filmé en Mondovision.
Championnat du monde professionnel entre Franck Lanier, tenant du titre, et Laurent (c’est moi).
Avant que les projecteurs s’allument et qu’il y ait les applaudissements et tout ça, il faut pousser la télé contre le mur, parce que, un coup mal parti est vite donné, et crac, terminé pour la piste aux étoiles. Il faut aussi mettre les deux poufs en diagonale. Le tapis, c’est le ring. On a fait un combat terrible la dernière fois c’était bien, sauf qu’il triche : c’est lui qui fait le gong, alors forcément quand il gagne, qu’il attaque, que j’en prends dans tous les sens, alors là, il fait pas « dong ». Alors que si c’est moi qui domine, tout de suite il dit « dong », alors ça, ça ne va pas. Parfois, le round dure pas dix secondes, et d’autres fois, c’est des heures. Alors, je lui dis, mais lui, toujours étonné : « Ah tu crois que c’est trop court ? » Tu parles… Et évidemment, il ne veut pas que ce soit moi qui fasse « dong ». Il doit penser que pour faire « dong », il faut avoir fait des études, et que c’est seulement les monteurs de cinéma qui y arrivent, et qu’à mon âge, c’est trop difficile. Pauvre mec va.
Ça y est, il monte sur le ring, alors là, je le regarderais des heures : il sautille sur place, il tourne en levant les bras et, avec la bouche, il fait la foule, le speaker, les bruits, tout… Il est terrible comme mime ; il enjambe les cordes et, des fois, il fait semblant d’avoir un pied qui reste accroché pour que ça fasse plus vrai.
A moi.
Je m’y crois tellement que j’ai le trac avant d’entrer sous les projecteurs ; surtout quand il m’annonce, les mains en porte-voix :
– Et voici Laurent Lanier, le challenger, 29 kg 750.
Un long bravo monte, les soigneurs m’entourent, me lacent les gants, me mettent un truc devant les dents pour pas qu’elles cassent. Ça va être le grand match.
– Combat en dix reprises de trois minutes pour le championnat du monde.
Tchac, tchac, esquive du corps, feinte de balayeur et crochet du gauche. J’adore ça. Une fois, à la sortie du corps à corps, j’ai pas fait attention, j’étais énervé ou je sais pas quoi, et crac, je lui balance un coup foudroyant en plein foie.
Il avait les yeux qui lui sortaient de la tête, le gars Franck ; il trouvait plus ses mots. J’ai eu un peu les jetons quand même, parce que je connais pas ma force par moments, 28 kilos, c’est pas lourd, mais je n’ai que du muscle pratiquement. Donc, ce jour-là, il a pas eu le temps de faire dong. Tchac dans le buffet. J’ai gagné par K.O. évidemment parce qu’il n’a pas voulu reprendre. Il s’est laissé compter et, après, il s’est envoyé un grand coup de Ricard pour se noyer la douleur.
Ce que je lui reproche, c’est de trop fumer, alors évidemment, il s’essouffle et, quand il est essoufflé, il fait dong, dong sans arrêt. Et puis, il boxe à genoux, alors évidemment, il a de la peine à tourner, et là je le coince à tous les coups avec mon jeu de jambes super-rapide ; mais je lui dis toujours : manque de résistance.
Attention, ça démarre.
– Dong !
Premier round. Je tourne et je l’observe. Je suis prudent comme un serpent. C’est comme ça que j’ai eu le Durand du cours élémentaire. Il fonçait, le gonze, moi j’observais et, au début, j’ai pris des châtaignes, mais quand j’ai eu bien étudié son style, oh dis donc, alors là les mecs, c’était le festival de Cannes.
Il feinte à gauche, direct mou du droit. Bloqué.
Je balance un uppercut et je fonce, la salle est debout « lau-rent ! Lau-rent ! ». Je le coince dans les cordes, entre la bibliothèque et le canapé.
C’est le corps à corps acharné, sa droite n’arrive jamais à me toucher, je sais bien qu’il veut pas qu’elle arrive, mais ça me surprend quand même toujours. J’accélère et je sens que…
– Dong !
– C’était pas encore !
Il se relève et souffle par la bouche.
– Si, trois minutes exactement, va dans ton coin.
Retour des soigneurs, l’éponge, les serviettes. Ce qui m’ennuie, c’est de pas avoir un seau pour cracher. J’ai pas pris trop de coups sur mes fragiles arcades pour le moment. J’avais vu un film sur la boxe ; y avait un boxeur et ses arcades s’ouvraient toujours et ça lui coulait sur l’œil, c’était dégueulasse, j’en ai rêvé au moins cent fois, peut-être mille.
Deuxième reprise.
Il attaque, le salaud, je tourne autour et lui tourne sur place, il me bloque un bras, gauche, droite, il veut gagner ! Il le mérite pas mais je vais lui faire plaisir.
Je tombe.
Le Madison Square Garden et tous les mecs devant leur télé retiennent leur souffle. Est-ce la fin d’un boxeur de génie ?
Papa s’est dressé et compte :
– 6… 7… 8… 9…
Un bond et je repars, le match est acharné, la fin est proche, c’est comme à Marignan 1515.
– Dong !
Là, j’ai perdu le round, c’est sûr, mais c’est pas fini.
J’attendais dong, et c’est driiing, le téléphone.
Ça, c’est le plus terrible, on fait un match de dingue, on se défonce et tout, et, en pleine bataille, au milieu d’un round, crac, on appelle un boxeur au téléphone. Ça me fout tout par terre, après, j’ai du mal à continuer à imaginer.
Je l’entends qui parle dans l’autre pièce. C’est Jeanine évidemment. Sympa comme fille mais alors, elle a le coup pour téléphoner quand il faut pas.
Je crois que c’est sa poule.
Elle joue pas mal au ballon et puis, elle chicane pas sur les esquimaux pendant l’entracte ; chaque fois qu’elle m’a emmené au cinéma, j’ai eu droit à mon vanille-café gros module, de ceux qui ont des amandes autour.
Je la trouve pas belle belle personnellement. Ce n’est pas le genre de fille qui sera ma poule, mais de toute façon, je n’aurai pas de poule, je serai gangster.
Au début, c’était longtemps après que maman soit partie, il se cachait de moi. Il achetait des chemises avec des couleurs de plus en plus puissantes, et il disait qu’il allait au labo ou au montage, comme si les gars de la télé, ils bossaient la nuit… Il croyait que je le croyais…
Des fois, il est bête.
Je savais bien qu’il sortait avec Jeanine et, à la fin, c’est moi qui lui ai dit :
– Tu la vois toujours Jeanine ?
Alors là, c’était fameux ! Qu’est-ce qu’il a pu se tortiller avant de répondre.
– Si, mais non, enfin oui, pas souvent, mais quand même…
J’avais honte pour lui.
Je vois pas pourquoi il me le dit pas puisque, de toute façon, sa femme est partie, alors il a bien le droit d’en prendre une autre. C’est dans la loi ça, on peut pas en avoir deux en même temps, mais là ce n’est pas gênant. Enfin bon, il est comme ça, c’est son côté cachottier.
Dans un sens, moi non plus je ne lui dis pas tout… En particulier le coup qu’on prépare avec Gilles, je ne lui en ai pas parlé évidemment. Et puis c’est pas la peine de lui faire du souci.
Il en a eu beaucoup avec moi, surtout à un moment quand j’avais les cauchemars. C’est drôle parce que, personnellement, je m’en foutais qu’elle soit partie, mais j’en rêvais quand même toutes les nuits, ça me réveillait et même l’hiver, j’avais la sueur qui coulait sous mon pyjama. Ça s’est passé, et il est plus tranquille maintenant.
Qu’est-ce qu’ils foutent avec leur téléphone, on ne va pas le finir ce match…
Le revoilà. Tout en pleine forme, il rit jusque dans le fond de la gorge.
– Allez, petit gars, viens prendre ta raclée. Dong !
Je l’ai eu quand même, les doigts dans le nez, après une belle série enthousiasmante, les journalistes ont fait plein de photos de moi, le bras levé, et j’ai reçu mon titre de nouveau champion, dans l’allégresse générale. Après, on a mangé des radis et le restant des pâtes de la veille, c’est moi qui les ai fait chauffer, et c’est lui qui a mis la table.
Dehors, il faisait beau comme en été, mais les arbres n’avaient presque pas de feuilles encore, ça voulait dire que les vacances étaient encore loin, et qu’on allait se farcir la mère Carpentier encore un bout de temps avec ses dictées vaseuses.
Il faisait presque nuit mais on n’a pas éclairé, papa ne devait pas en avoir envie et moi non plus ; on était bien dans tout ce sombre qui venait de la fenêtre. J’ai dû tâtonner pour trouver le camembert et j’ai failli renverser un verre.
Il s’est illuminé le visage avec l’allumette comme si c’était une explosion et puis après, ça a été plus sombre encore, malgré le bout rouge de la cigarette. Alors, (ça me fait ça souvent), je suis devenu rêveur.
J’aime bien, il y a des tas de choses qui passent, des cow-boys, des couleurs, des musiques, Franck et moi à Bangkok au milieu des éléphants, et puis bien sûr, notre projet avec Gilles, et c’est pour ça que j’ai demandé :
– Papa, qu’est-ce que tu penses du tiercé ?
Malgré la nuit presque complète, je l’ai vu sursauter. Il sursaute souvent quand je lui pose une question. Il faut lui rendre une justice : il répond, pas toujours bien, mais il répond, il n’y a pas à se plaindre.
– Je trouve ça un peu idiot…
Je sens sa voix hésiter, et il continue :
– Des gens se ruinent avec…
Je réfléchis.
– Tu ne les plains pas s’ils perdent leur argent ?
– Ben… non, pas trop… Même pas du tout.
Je soupire de satisfaction. Voilà exactement ce que je voulais savoir. Très important pour moi. Ça ne veut pas dire qu’il me félicitera obligatoirement si on réussit notre coup, mais c’est déjà quelque chose de savoir qu’il n’est pas pour le tiercé.
Il doit se demander pourquoi je lui ai demandé ça. Quand je lui pose des questions, et qu’il voit pas la raison, il dit « mystère de l’âme enfantine », il m’a déjà fait ce coup-là plusieurs fois.
Ce soir, il ne dit rien, il est fatigué : la dictée, les divisions, un combat de boxe, c’est beaucoup pour lui, il est moins jeune que moi.
– On va se coucher ?
Je sais qu’il me sourit dans le noir et, soudain, je sens que je quitte la terre, que je monte vers le plafond, et quand il me fait redescendre, son visage penché vers le mien me cache les premières étoiles derrière les vitres.